CHAPITRE IX

Callandra avait eu du mal à soutenir l’entretien avec Pendreigh parce qu’elle manquait de la maîtrise de soi nécessaire pour cacher la profondeur de ses sentiments. Elle n’était pour lui qu’une amie et collègue désireuse de se rendre utile et normalement peinée par cette triste affaire. Pour le bien de tous, il était important qu’il continuât de le penser, à l’exclusion de toute autre hypothèse.

Maintenant qu’elle sortait de chez lui, elle était étonnée de trembler de soulagement. Sa tête bourdonnait et ses mains étaient moites malgré le froid.

Elle n’avait pas revu Kristian depuis l’enterrement d’Elissa, sauf de fugitives rencontres à l’hôpital, dans le couloir où, intimidée et anxieuse à l’idée qu’on les surprenne ensemble, elle n’avait abordé que des futilités. Elle pensait souvent aux milliers de choses qu’elle brûlait de lui dire, et la frustration lui était presque intolérable. Sa douleur et son deuil l’affligeaient. Elle aurait voulu qu’il se défende avec davantage d’ardeur, au moins qu’il lui parle ouvertement, qu’il partage sa peine avec elle au lieu de se renfermer.

Mais elle gardait cela pour elle. Elle avait mis de côté sa propre amertume à se voir exclue, son incertitude quant à ses sentiments pour Elissa et les reproches qu’elle aurait voulu lui adresser pour ne pas lui avoir avoué la voie périlleuse qu’elle empruntait.

Ensuite, elle avait commencé à douter d’elle-même. S’était-elle bercée d’illusions en croyant que leur relation était intime alors qu’elle n’était que le fruit d’une compréhension commune de la souffrance ?

Il n’avait jamais trahi son mariage en parole. Était-ce une certaine vision de l’honneur qui l’avait empêché d’avouer sa flamme, vision pour laquelle elle l’admirait si profondément ? Ou n’y avait-il dans son silence rien qui la concernât ? Avait-il tu sa solitude ou était-ce une souffrance qu’il n’avait jamais connue ?

En se regardant dans la glace, elle se vit comme elle avait toujours été, un peu trop petite, certainement trop forte, un visage que ses amis auraient qualifié d’intelligent et plein de personnalité, quand les autres l’auraient décrit avec condescendance comme agréable mais quelconque. Elle avait une jolie peau, de bonnes dents encore maintenant, mais on ne pouvait pas dire qu’elle était belle et les flétrissures de l’âge étaient trop visibles. Comment avait-elle pu être aussi présomptueuse ou aussi sotte pour s’imaginer qu’un homme marié à une femme comme Elissa aurait ressenti pour elle un intérêt autre que professionnel, fondé sur leur désir de soulager l’humanité d’une infime partie de ses souffrances ?

Heureusement, elle n’avait jamais déclaré son amour… par décence plutôt que par tiédeur, il est vrai. Kristian ne le saurait jamais.

Aujourd’hui, sa fierté et ses sentiments devaient être mis de côté. Il fallait agir, affronter la vérité. Elle irait à la prison voir Kristian, l’informer de la proposition de Fuller Pendreigh, et de la volonté de Monk de continuer à chercher une autre hypothèse à suggérer au jury. Elle avait déjà un plan en tête, mais pour qu’il ait la moindre chance de succès, elle avait besoin de la coopération de Kristian. Elle était peut-être maladroite dans les choses de l’amour, mais c’était une organisatrice hors pair et elle n’avait jamais manqué de courage.

Le temps d’arriver au commissariat, elle avait décidé de parler d’abord à Runcorn, s’il était là et acceptait de la recevoir.

Elle n’eut pas besoin d’insister, on la conduisit avec une certaine déférence dans une pièce qu’on avait manifestement nettoyée pour elle. Des piles de papiers encombraient le coin d’une étagère, et des crayons et des porte-plumes avaient été rassemblés dans une tasse pour les empêcher de rouler. Un buvard neuf recouvrait en partie les éraflures et les empreintes sur le bureau. Les circonstances n’eussent été aussi graves, elle en aurait souri.

Runcorn en personne la reçut debout, presque au garde-à-vous.

— Bonjour, Lady Callandra, dit-il d’un air emprunté. Que puis-je faire pour vous ? Mais je vous en prie… asseyez-vous.

Il indiqua un siège en piètre état en face du bureau, et attendit qu’elle se soit assise pour s’asseoir à son tour. Il avait l’air mal à l’aise, comme s’il avait envie de dire quelque chose mais ne savait pas par où commencer.

— Bonjour, Mr. Runcorn. Je vous sais gré de m’accorder un peu de votre temps. Comme vous devez être très occupé, j’irai droit au but. Mr. Monk m’a dit que vous enquêtiez sur les séjours de Mr. Max Niemann à Londres afin de savoir s’il était ici le jour de la mort de Mrs. Beck, et s’il était déjà venu auparavant. Est-ce exact ?

— En effet, chère madame.

— Et était-il là ?

Il n’y avait pas à tergiverser. Comme il tardait à répondre, Callandra sentit son cœur battre. Elle n’avait aucun droit de savoir. Plût à Dieu que Niemann ait été à Londres ! Il devait y avoir un autre suspect, une autre réponse !

Elle eut été soulagée que la simple possibilité d’une autre hypothèse à laquelle se raccrocher fût envisageable.

— Chère madame, il est venu trois fois cette année, du moins à notre connaissance.

Runcorn parut profondément malheureux.

— Mais personne ne l’a vu se disputer avec Mrs. Beck. C’étaient de vieux amis de Vienne. Cela ne change rien à notre affaire. Nous aurions aimé pouvoir incriminer un étranger, mais rien ne nous permet de l’envisager.

Elle ne pouvait se résoudre à argumenter avec Runcorn. L’espoir était trop mince, et elle avait peur de perdre son sang-froid en cas d’échec.

— Je vous remercie de votre franchise, Mr. Runcorn, dit-elle, bien droite. Je vous en suis infiniment reconnaissante. J’imagine qu’il n’y a aucun inconvénient à ce que je voie le Dr. Beck, puisqu’il n’est qu’en détention préventive.

Ce n’était pas une question.

— Mais naturellement, chère madame. Dois-je… ?

— Non, merci. J’ai déjà trop abusé de votre temps. Je trouverai la sortie toute seule et je ne doute pas que votre planton saura me diriger vers les cellules. Je vous souhaite le bonjour, Mr. Runcorn.

Il se précipita pour lui ouvrir la porte, n’y arriva qu’une seconde avant elle.

— Bonne journée, chère madame, dit-il en ouvrant la porte si rapidement qu’il la cogna contre le cor de son petit orteil et hoqueta en silence de douleur.

Une fois en bas, Callandra demanda son chemin au planton et on la conduisit aux cellules. Elle avait récapitulé ce qu’elle avait à dire, mais rien n’aurait pu lui éviter l’émoi qu’elle éprouva. L’espace confiné, l’odeur d’acier et de poussière, l’étrange mélange de froid et de sueur humaine manquèrent de la faire suffoquer. L’heure était au courage. Ce n’était pas tant l’endroit qui l’effrayait que de devoir affronter le regard de Kristian et ce qu’elle allait lire dans ses yeux. Avait-elle peur d’être rejetée, victime de sa propre hardiesse, redoutait-elle la gêne qu’elle éprouverait à s’être laissée aller à dévoiler son cœur ? Ou des efforts qu’il lui faudrait faire pour minimiser les difficultés ?

Le constable sortit une énorme clé de son trousseau, ouvrit la porte et fit entrer Callandra dans la cellule où Kristian était enfermé. Il portait une chemise sans col et un pantalon uni. Il paraissait épuisé et une ombre grisâtre recouvrait ses joues bien qu’il semblât rasé de près.

Un éclair de surprise, de plaisir, puis de méfiance parcourut son visage. Il avait subi trop de chocs, il regardait tout désormais avec circonspection. Il esquissa un faible sourire.

Callandra s’aperçut avec un coup au cœur qu’il ne savait pas à quoi s’attendre de sa part. Elle en fut surprise, bien que cela fût tout à fait compréhensible. Après tout, elle-même n’était-elle pas dans l’incertitude ?

Le constable allait-il rester tout au long de leur entrevue ?

— Vous pouvez disposer, dit-elle sèchement. Enfermez-moi, si vous préférez ou si vos instructions l’exigent. Je serai en sécurité. Vous pouvez emporter mon réticule si vous craignez que je n’y aie caché une arme. Je serai prête à partir dans une heure.

— Désolé, miss, vous ne pouvez pas rester aussi longtemps. Une demi-heure.

— Je ne suis pas « miss », corrigea-t-elle avec fermeté, je suis Lady Callandra Daviot. Soyez assez bon de revenir dans une demi-heure – et pas dans vingt-cinq minutes. Et ne perdez pas le peu de temps qu’on m’accorde en restant planté là à écouter ce que nous avons à nous dire. Ce ne sont pas des secrets, mais une conversation privée qui ne vous regarde pas.

Bien que décontenancé, le constable préféra faire semblant de rien.

— Très bien, Milady.

Il referma la porte derrière lui.

Un sourire amusé effleura brièvement les lèvres de Kristian. Il s’efforça en vain de trouver quelque chose à dire qui ne soit pas absurde.

— Cessez donc ! dit vivement Callandra. Au diable les politesses ! Nous devons parler de choses sérieuses. Trente minutes y suffiront à peine.

Elle vit le soulagement dans ses yeux, puis la peur. Elle en fut toute chavirée. C’était pire que n’importe quelle douleur physique. Mais avant qu’elle puisse réagir, Kristian s’était ressaisi.

Il n’y avait pas de siège, seulement le bat-flanc et elle ne voulait pas s’asseoir à côté de lui. C’était trop bas et trop sale.

— Oliver Rathbone est en Italie, dit-elle de but en blanc, Pendreigh a donc proposé d’assurer votre défense.

Il sursauta, doutant d’avoir bien entendu… devait-il la croire ?

— Il est persuadé que vous n’êtes pas coupable, ajouta-t-elle.

Il se détourna pour cacher son amertume.

— Pas coupable ! fit-il à voix basse. Pas coupable de quoi ? Je ne lui ai pas brisé la nuque, certainement pas. J’étais avec une patiente. J’ai peut-être mal calculé l’heure, mais pas les faits.

Sa voix fléchit d’un ton encore.

— Mais ne suis-je pas coupable de l’avoir ignorée, de l’avoir laissée plonger dans le jeu, les dettes et la sorte d’ennui et de désespoir qui l’a conduite chez Allardyce, seule, où elle risquait de se faire tuer ?

Callandra aurait voulu le contredire. C’était ridicule, on n’est pas responsable de la faiblesse des autres, mais elle comprit au son de sa voix que sa culpabilité était bien plus réelle pour lui que la prison où les circonstances l’avaient conduit. Peut-être était-il plus facile d’affronter cette pseudo-culpabilité que l’avenir, et les accusations auxquelles il devrait répondre devant le tribunal.

C’est d’une voix tremblante qu’il reprit :

— À Vienne, elle était tellement vivante ! Elle repoussait les autres femmes dans l’ombre. Elle aurait voulu y rester, vous savez ? C’est moi qui en avais plus qu’assez, c’est moi qui ai voulu émigrer en Angleterre.

Callandra ne dit rien. Elle sentait qu’il avait besoin de s’épancher ; elle représentait le seul auditoire pour des choses qu’il formulait peut-être pour la première fois.

— Elle aurait aimé aller à Paris, à Milan, à Rome, n’importe où où le combat continuait. Mais je l’ai amenée ici et j’en ai fait une maîtresse de maison qui passait son temps à s’occuper des courses, à échanger des potins sur les banalités de petites vies quotidiennes parfaitement tranquilles et ordonnées… sans aucun idéal à défendre, sans luttes à mener !

— Balivernes ! explosa Callandra, furieuse. Il y a des tas de combats à mener, vous le savez très bien, même si elle l’ignorait ! Il faut se battre contre l’ignorance et la souffrance, les maladies, le crime, l’égoïsme, la violence, qu’elle se déroule au foyer ou dans la rue, les préjugés, la bigoterie et toutes les injustices. Et quand on les aura vaincus, il restera encore la pauvreté, la maladie mentale, et les petites saletés ordinaires ! Ou si cela semble trop vague ou trop vaste, que dire de la solitude, de la peur de la mort, des enfants affamés et abandonnés… et des vieillards que nous négligeons parce que nous n’avons plus le temps ni la patience de les écouter ? Si elle ne trouvait pas ces causes assez excitantes ou assez glorieuses, ce n’est pas votre faute !

Il se retourna lentement vers elle et dans son expression la surprise l’emportait sur tout le reste.

— Toujours aussi franche, dit-il. Ma parole, mais vous êtes réellement en colère ! En tout cas, merci de ne pas m’accabler de faux espoirs. Toutefois, je l’ai réellement ignorée. La connaissant, si j’avais pensé un peu plus à elle et moins à moi, je n’aurais pas essayé de la changer. Sa passion du jeu lui échappait et je n’ai rien fait. Oh, je l’ai sermonnée, menacée, j’ai tenté de la raisonner, je l’ai suppliée, mais je n’ai pas cherché la cause, parce que cela m’aurait obligé à changer moi aussi, or je n’y étais pas disposé.

— C’est trop tard, maintenant, Kristian, répliqua Callandra. Il ne nous reste que quinze minutes tout au plus avant que le constable ne revienne. Pendreigh vous défendra au tribunal. J’ignore s’il s’attend à être payé. Il le fait peut-être par conviction, ou simplement parce que cela serait plus convenable si on devait apprendre que sa fille a été tuée par un étranger à la famille. Cela ferait taire les spéculations regrettables. D’autre part, étant l’avocat de la défense, il pourra contenir dans certaines limites l’examen de la personnalité de sa fille par l’accusation. Au pis, il fera aussi bien que n’importe qui.

— Je ne peux lui régler ses honoraires, dit Kristian d’un air contrit. Il doit le savoir, non ?

— Oui, j’imagine. Mais si le problème se pose, je m’en chargerai…

Elle s’aperçut de son embarras, mais l’heure n’était pas aux sentiments.

— L’argent est sans doute la dernière chose qui l’intéresse pour le moment, dit-elle avec sincérité. C’est seulement un homme fier qui se donne tout entier pour sauver ce qu’il reste de sa famille… découvrir comment sa fille est morte, préserver les restes de sa réputation de femme courageuse, volontaire et pleine de vie, et obtenir l’assurance qu’un innocent n’est pas condamné injustement.

Kristian cilla soudain et ses beaux yeux s’emplirent de larmes. Il se détourna vivement.

— Elle était…

Il s’étrangla.

Callandra avait la gorge serrée, elle se sentait mal à l’aise et amèrement seule. Mais elle ne pouvait se permettre de s’apitoyer sur son sort. Elle aurait tout le temps plus tard, peut-être des années.

— Kristian… quelqu’un l’a tuée ! La meilleure défense serait de découvrir qui c’est.

— Ne croyez-vous pas que si je le savais je vous l’aurais dit ? répondit-il, lui tournant toujours le dos. Je l’aurais dit à la police !

— Oui, si vous aviez conscience de le savoir. Oui, bien sûr. Mais ça n’avait rien à voir avec Sarah Mackeson, elle a juste eu le malheur de se trouver là, et ce n’est pas Argo Allardyce. Nous avons épuisé toutes les possibilités, y compris celle d’un créancier désireux de faire un exemple pour forcer les autres débiteurs à régler leurs dettes.

— Vraiment ?

— Bien sûr. William affirme que les tenanciers de maisons de jeux sont capables de corriger des perdants pour qu’ils paient leurs dettes, même d’assassiner ceux dont la mort sera connue d’autres joueurs, mais jamais ils ne provoqueraient une enquête policière aussi importante que celle-ci. Cela attirerait trop l’attention sur eux. Les tripots seraient fermés. Toutes les maisons de jeux qu’elle fréquentait connaîtraient de gros ennuis. Ce serait stupide de leur part. Ils ne se réjouissent pas de son assassinat. Ils ont perdu de l’argent à cause de ça et nul doute que Runcorn fermera ces établissements en temps voulu.

— Tant mieux !

— Oh, provisoirement, rectifia-t-elle.

— Provisoirement ? répéta-t-il en se retournant lentement vers elle.

— Oui. Ils rouvriront ailleurs, sous couvert d’une échoppe d’apothicaire, de chapelier ou de je ne sais quoi. Ça leur coûtera une mise de fonds, ils perdront quelques profits, mais c’est tout.

Il était trop las pour se mettre en colère.

— Naturellement. C’est une hydre.

— Il faut que ce soit quelqu’un d’autre, dit-elle. Quelqu’un qui l’a tuée pour des raisons personnelles.

Kristian ne répondit pas.

Un silence s’abattit dans la cellule, mais Callandra avait l’impression d’entendre les secondes s’égrener.

— Je vais demander à William d’aller à Vienne et de retrouver Max Niemann.

Il la regarda, dérouté.

— C’est absurde ! Max ne lui aurait jamais fait le moindre mal ! Si vous le connaissiez, vous n’y auriez jamais songé un instant !

— Alors, qui ?

Elle soutint son regard. Elle fut peinée d’y lire de la peur, de l’hésitation, de la douleur.

— Pas Max, insista Kristian, mais il y avait de l’incertitude dans son regard et il savait qu’elle l’avait remarqué. Il l’adorait ! Callandra…

Elle ne pouvait pas attendre. Le constable reviendrait d’une minute à l’autre.

— Alors, pourquoi le rencontrait-elle ?

Kristian grimaça.

— Je l’ignore. Je ne savais pas avant l’enterrement qu’il était à Londres.

— Et j’imagine que vous n’étiez pas au courant pour les fois précédentes non plus ?

Il faillit le nier, mais il se retint, comprenant qu’elle disait la vérité.

— Il est venu au moins deux fois avant les funérailles. Il a vu Elissa, mais pas vous. Vous ne trouvez pas que cela demande des explications ?

Kristian blêmit.

— Si ce n’est pas Max Niemann, qui d’autre ? demanda-t-elle d’un ton péremptoire, hostile même. Kristian ! L’heure n’est plus aux secrets !

Il écarquilla les yeux.

— Je ne sais pas ! Bon sang, Callandra, je n’en ai pas la moindre idée ! Elle entrait et sortait, je la voyais à peine ! Nous combattions autrefois ensemble pour une noble cause, nous étions amis, nous étions amants. Les deux ou trois dernières années, nous n’étions plus que des étrangers vivant sous le même toit, n’échangeant que des mots creux. J’étais accaparé par mes propres combats, je savais qu’elle vivait un enfer qui nous conduisait tous deux à la ruine, mais j’ignorais quoi faire et je ne me suis pas assez libéré de mes obligations pour m’y atteler.

— Je demanderai à William d’aller à Vienne, répéta-t-elle.

Il allait répondre lorsqu’ils entendirent les pas du constable retentir dans le couloir. Il ne restait plus assez de temps, sinon pour de brefs adieux.

Une fois dehors, Callandra ordonna à son cocher de la conduire directement chez Monk.

Il était chez lui, comme elle s’y était attendue. L’après-midi venait juste de commencer, et ils n’avaient encore aucun plan à suivre, aucune idée à creuser.

Callandra se passa une fois de plus des politesses habituelles.

— Je ne vois rien d’autre à faire que de suivre la piste de Max Niemann, dit-elle à Monk et à Hester sitôt la porte refermée. Kristian refuse de croire à la culpabilité de Max, mais j’estime que c’est plus par fidélité que par réalisme.

Elle ignora le regard interrogateur que lui lança Monk.

— Il semble que Mrs. Beck s’ennuyait et qu’elle recherchait la sorte d’excitation qu’elle avait connue autrefois. Peut-être se souvenait-elle avec regret de ses jours à Vienne. Et Niemann arrive à Londres, toujours amoureux de l’image qu’il gardait d’elle.

Elle reprit son souffle, évitant le regard de Monk et d’Hester.

— Elle lui a peut-être fait accroire qu’elle partageait ses sentiments, puis, s’apercevant de ce qu’elle faisait, a changé d’avis. Nous ne saurons probablement jamais ce qu’ils se sont dit, ni ce qui a poussé Niemann à agir. Quand on est amoureux, on fait parfois des choses dont on serait incapable en d’autres circonstances.

Quel euphémisme idiot ! Elle n’osait même pas envisager quelle folie elle aurait elle-même commise ! Des amis de toujours auraient cru qu’elle avait perdu la tête, et ils auraient probablement eu raison.

— Il doit être rentré à Vienne, observa Monk.

Callandra avait-elle décelé de la pitié dans sa voix ?

Elle se sentait nue sous son regard si perspicace. Les propres faiblesses de Monk l’avaient rendu réceptif à celles des autres, même celles de ses amis.

— Naturellement ! dit-elle sèchement. Sinon, je ne saurais pas où le trouver. Par ailleurs, je ne connais personne à Londres, honnis Kristian qui ne dira jamais de mal de lui, pour nous dresser un tableau réaliste de Niemann.

— Vienne ? s’étonna Hester, en dévisageant tour à tour Monk et Callandra.

— Voyez-vous une meilleure solution ? demanda cette dernière.

Elle avait dit cela d’un ton de défi qui lui avait échappé, mais elle ne chercha pas à s’excuser.

— Je ne connais pas Vienne, répondit Monk, hésitant. Et je ne parle pas allemand. Je ne serais d’aucune utilité. Peut-être pouvons-nous trouver quelqu’un de plus compétent ?

— J’ai besoin d’un détective, pas d’un garçon de course ! répliqua Callandra à qui la peur faisait perdre son sang-froid. Si nous ne réussissons pas, Kristian risque la corde !

Elle avait enfin osé le dire. Seule la colère lui conférait encore un semblant de dignité.

— Je trouverai un interprète, assura Monk avec une soudaine bienveillance, et un guide pour me diriger dans la ville. Je demanderai l’aide de l’ambassade britannique. Je leur mentirai avec joie. Kristian n’est pas anglais, mais Elissa l’était et le nom de Pendreigh me servira certainement. À vous entendre, il a des amis haut placés.

Callandra, soulagée, reprit des couleurs.

— Oui… j’écrirai des lettres. Il doit y avoir quelqu’un susceptible de vous consacrer un peu de son temps. Il vous faudra être prudent étant donné qu’un sujet autrichien risque d’être compromis dans un meurtre.

Elle s’assombrit de nouveau.

— J’ignore comment vous pourrez le ramener à Londres. C’est peut-être sans importance du moment que vous établissez sa culpabilité… ou même l’éventualité de sa culpabilité.

Elle s’arrêta. Ils savaient tous qu’un acquittement pour manque de preuves ruinerait la carrière de Kristian. Il serait libre, certes, mais seulement physiquement. La suspicion le poursuivrait jusqu’à la fin de sa vie. Qu’ils pussent envisager un tel dénouement montrait à quel point ils étaient désespérés.

Hester coula un regard vers Callandra, puis détourna les yeux. Monk s’en aperçut et comprit aussitôt combien elle se sentait à la fois indiscrète et impuissante. Il s’était lui-même creusé la tête pour envisager une solution possible, même la plus ridicule, mais il n’avait rien trouvé de mieux.

— Je partirai dès que j’aurai parlé à Kristian et que vous m’aurez écrit des lettres d’introduction, promit-il.

— Renseignez-vous sur Niemann, sa personnalité, sa réputation, surtout en ce qui concerne les femmes, le pressa Callandra. S’il est d’un tempérament violent, ou s’il était amoureux fou d’Elissa, cela doit se savoir. Il circule peut-être des histoires sur leur passé.

Elle parlait de plus en plus vite, et un semblant de conviction éclairait son regard.

— S’il aimait réellement Elissa, comme le prétend Pendreigh, ses meilleurs amis s’en seront rendu compte ! Naturellement, il vous faudra faire preuve de prudence. Ils refuseront de penser du mal de lui, et certainement de le croire…

— Callandra ! coupa Monk. Je sais ce que je dois faire et je le ferai. Je ramènerai même des gens pour témoigner devant la cour, si je trouve quelque chose d’intéressant, je vous le promets.

Callandra rosit, mais ne se vexa pas. Elle ne pensait qu’à une chose : prouver l’innocence de Kristian.

— Excusez-moi, dit-elle. J’aurais aimé venir avec vous, mais quelqu’un doit rester à Londres, à part Pendreigh, pour faire ce qui doit être fait.

Elle n’ajouta pas « et payer les frais », mais ils l’avaient compris.

— Heureusement ! dit sèchement Monk. Je ne veux pas avoir quelqu’un dans les pattes partout où je vais.

Callandra le regarda d’un œil à la fois vif et amusé. Il y avait un zeste d’humour dans la réplique de Monk, même s’il pensait ce qu’il avait dit.

Ils se séparèrent. Hester alla s’enquérir des horaires de train pour Vienne, et, avec l’argent de Callandra, réserver une place. Monk se rendit auprès de Kristian pour obtenir de lui toutes les informations utiles, et Callandra retourna chez Pendreigh afin de déterminer l’aide qu’il avait à offrir.

Elle fut reçue avec courtoisie par le valet de pied, qui lui expliqua avec une patience exagérée que Mr. Pendreigh n’était pas à même de la recevoir sans rendez-vous car il s’occupait d’une affaire de grande importance et ne pouvait être interrompu.

Callandra se força à rester polie ; elle plaqua sur son visage un sourire qui ressemblait beaucoup à un masque.

— Je comprends, assura-t-elle. Toutefois, si vous lui remettez un mot, que je vais écrire si vous avez l’amabilité de me fournir une plume et du papier, je suis sûre qu’il souhaitera me consacrer un peu de son temps.

— Madame…

— Avez-vous le pouvoir de prendre des décisions pour Mr. Pendreigh ? demanda-t-elle d’un ton glacial, toute politesse effacée.

— Je, euh…

— C’est bien ce que je pensais. Soyez assez bon de me fournir ce que je vous ai demandé, j’écrirai un mot, et il décidera comme il l’entend !

Le valet de pied s’exécuta et elle rédigea un mot bref :

 

Cher Mr. Pendreigh,

Je m’apprête à envoyer William Monk à Vienne afin qu’il suive toutes les pistes possibles dans l’affaire qui nous occupe. Cela doit être fait dans les plus brefs délais, pour des raisons que vous connaissez aussi bien que moi.

Je n’ai malheureusement pas de relations dans cette ville, et je ne peux donc demander qu’on l’assiste dans ses démarches. C’est pourquoi je vous serais infiniment reconnaissante si vous aviez quelques conseils à lui donner ou une aide à lui apporter. J’attends votre réponse dans votre salon, afin de la transmettre à Monk avant son départ, ce soir.

Cordialement,

Callandra Daviot.

 

La réponse fut immédiate. Un valet de pied confondu vint la conduire dans l’étude. Pendreigh avait manifestement délaissé une autre affaire pour la recevoir. Il y avait des papiers un peu partout sur son magnifique bureau en noyer. La pièce sentait le cigare, éveillant chez Callandra des souvenirs de son mari et de ses amis, et des longues soirées animées par des discussions sur la guerre, la médecine, et la folie des hommes politiques.

Mais le présent n’attendait pas, il repoussa le passé aux oubliettes.

— Ainsi, Monk a accepté de se rendre à Vienne ? dit Pendreigh avec empressement. C’est la meilleure nouvelle que j’entends depuis… des jours ! J’ai horreur de penser que Niemann soit compromis, mais quelle explication y a-t-il, sinon ? Runcorn affirme qu’il ne s’agit pas de dettes, et comme ça ne peut être Allardyce, je ne vois pas d’autre piste.

Il avait le visage crispé, les yeux brûlants, comme si l’émotion était trop forte pour qu’il pût la dissimuler ou la partager, et elle semblait le consumer de l’intérieur.

— Lady Callandra, reprit-il d’une voix qui tremblait légèrement, ma fille était une femme extraordinaire. Si Monk peut apprendre des détails de son séjour à Vienne, s’il interroge les gens qui l’aimaient, qui l’enviaient peut-être, il trouvera probablement la clé des événements d’Acton Street. C’était une femme dont le brio enflammait…

— Il va avoir besoin d’aide, le coupa Callandra. De quelqu’un qui connaisse la ville et parle l’allemand afin de lui permettre de contacter les gens qu’il désire interroger, et poser les questions avec suffisamment de précision et de subtilité pour obtenir les réponses adéquates.

— Oui, oui, bien sûr, acquiesça Pendreigh, conscient de s’être laissé aller. J’écrirai à l’ambassadeur britannique. C’est un ami – oh, pas très proche, mais nous nous sommes mutuellement rendu service dans le passé. Je suis persuadé qu’il connaît des gens qui étaient à Vienne il y a treize ans, et qui sont au fait des circonstances du soulèvement. Monk les interrogera sans difficulté. Tout le monde se souvient d’Elissa.

Ses yeux brillèrent et l’espace d’un instant il parut oublier les tristes événements des derniers jours.

— S’il pouvait rapporter des témoignages de ceux qui l’ont connue, de son courage, de son amour des gens, de la façon dont elle les a galvanisés afin qu’ils se battent jusqu’au sacrifice pour la liberté, cela expliquerait peut-être le comportement de Niemann.

Il parut réfléchir.

— Dites à Monk de trouver quelqu’un qui lui décrira les barricades, la camaraderie face au danger, la façon dont les gens vivaient, leurs passions, leur dévouement. Que le tribunal sache comment elle était réellement. Ce sera la meilleure épitaphe. Elle le mérite.

Sa voix se brisa et il détourna les yeux.

— Mieux vaudrait cela que le portrait qu’on essaiera de dresser d’une femme qui devait de l’argent à de sordides tenanciers qui se moquaient de ce qu’elle avait fait et n’avaient jamais eu de noble cause à défendre, seulement leurs propres intérêts cupides.

Il leva les yeux vers Callandra et la dévisagea avec fièvre.

— Qu’il rapporte quelque chose qui leur fera comprendre qu’un homme peut perdre la tête à cause d’elle, ne jamais l’oublier, même treize ans après, alors qu’elle est mariée à son meilleur ami, et comment son amour pour elle est si puissant qu’il perd tout jugement, toute morale, et que, ne supportant pas d’être rejeté, il ait le sentiment que sa vie entière lui échappe. Elle était unique, irremplaçable.

Il s’interrompit brusquement, et revint dans le présent au prix d’un immense effort. Ses mains tremblaient. Il respira à fond et raffermit sa voix.

— J’aimerais y aller moi-même, voir la ville, parler aux gens, mais je dois rester à Londres préparer la défense. On m’a laissé entendre que le procès aurait lieu bientôt. La Couronne estime avoir réuni assez de preuves pour l’ouvrir. (Il haussa une épaule.) Je… je sais à peine par où commencer. Kristian est un homme honorable, mais il a des opinions très arrêtées. Il s’est fait beaucoup d’ennemis parmi les gens influents de l’hôpital, et peu d’amis. Il ne s’occupait que des pauvres et de malades dont beaucoup, j’en ai peur, sont morts depuis.

Il posa sur Callandra un regard inébranlable.

— Faites comprendre à Monk l’importance capitale de ses recherches. Et permettez-moi de participer aux frais de l’enquête.

Il retourna à son bureau, ouvrit un tiroir, en sortit plusieurs pièces d’or et un bon du Trésor.

— Je verserai sur votre compte bancaire une somme de cent livres, mais en attendant remettez-lui ceci pour ses besoins immédiats, avec ma profonde gratitude.

Elle n’avait rien demandé – sa fortune était suffisante et elle aurait donné tout ce qu’elle possédait pour défendre Kristian –, mais comprenant son désir de participer, elle accepta.

Il s’assit à son bureau, posa un papier et de quoi écrire devant lui et se mit à rédiger une lettre d’une écriture large et généreuse.

Callandra attendit avec le premier brin d’espoir depuis des jours. À Vienne, Monk découvrirait peut-être la vérité, il prouverait l’innocence de Kristian. Ensuite, quand ce dernier serait libre, et même si cela lui déplaisait, elle supporterait d’apprendre qu’Elissa Beck était belle, spirituelle, attentionnée, qu’elle avait fait preuve d’héroïsme, de courage.

— Merci, dit-elle en agitant la lettre quand il la lui remit. Merci infiniment.

 

Monk ne fut pas surpris de voir l’air hagard de Kristian. Celui-ci semblait presque ratatiné, comme vidé de ses forces.

— Je vais à Vienne, dit vivement Monk, sachant qu’ils ne disposaient que de quelques minutes. J’ai besoin que vous m’aidiez.

Kristian secoua tristement la tête.

— Max n’a pas pu tuer Elissa, dit-il, c’est impossible. Une dispute, peut-être, il s’est probablement mis en colère à cause de ce qu’elle faisait… parce qu’elle… gâchait sa vie.

La douleur perçait dans sa voix.

— À cause de ce qu’elle me coûtait, aussi. Mais il ne lui aurait jamais fait de mal !

Monk fut obligé de se montrer brutal, l’heure n’était plus aux politesses.

— Niemann est venu à Londres voir Elissa… pas vous. Et même plusieurs fois.

Il vit le doute assombrir Kristian.

— Il ne lui aurait jamais fait de mal, répéta-t-il d’une voix rauque.

— Sa nuque a été brisée net, lui rappela Monk. Ça s’est sans doute passé comme ça.

Il recourba le bras devant lui, comme pour bâillonner quelqu’un tout en lui comprimant la poitrine, puis effectua un vif geste de torsion.

— Comme s’ils s’étaient battus, qu’il se soit efforcé de la maîtriser, et, peut-être en lui marchant sur le pied, qu’il ait violemment tenté de la retourner vers lui.

Kristian frissonna et une drôle de grimace lui tordit la bouche.

— Il ne voulait probablement pas la tuer, reprit Monk. Peut-être seulement l’empêcher de crier.

Kristian ferma les yeux.

— Et Sarah Mackeson ? demanda-t-il dans un souffle. Celui qui l’a tuée l’a fait en connaissance de cause !

Il frissonna de nouveau. Parce qu’il imaginait la scène ou à cause de souvenirs dont l’horreur lui était insupportable ? Ou bien parce qu’il en était venu à se dire que Max Niemann était peut-être l’assassin, après tout ?

— Parlez-moi de lui, demanda Monk d’une voix tendue. Kristian ! Pour l’amour du ciel, aidez-moi ! J’ai besoin de connaître la vérité ! Si ce n’est pas Niemann, j’ai aussi besoin de le savoir. En tout cas, quelqu’un les a tuées… toutes les deux !

Kristian fit un effort pour recouvrer ses esprits et se concentrer, mais il ne dit rien, comme si le passé lui semblait plus réel que le présent.

— Quelqu’un sera pendu pour ces meurtres ! dit Monk sans ménagement. Si vous ne les avez pas tuées, ne vous laissez pas accuser à la place d’un autre ! Vous protégez quelqu’un ?

Mais qui ? Pourquoi Kristian accepterait-il de mourir pour sauver Max Niemann ? Il ne pouvait pas imaginer que Callandra était compromise, tout de même ! Savait-il seulement qu’elle l’aimait ? Monk en doutait.

— Je ne défends personne ! s’écria Kristian avec une énergie inattendue, presque de la rage. Je ne sais tout simplement pas quoi vous répondre ! J’ignore qui les a tuées et pourquoi ! Croyez-vous que j’aie envie d’être pendu… ou que je ne me rende pas compte que c’est ce qui m’attend ?

Il avait parlé avec une maîtrise de soi parfaite, mais Monk vit de la peur dans ses yeux, un manque de confiance qui l’empêchait d’envisager l’avenir avec espoir… rien, sinon son courage. Et quand, au dernier moment, il se retrouverait seul, l’amour, l’amitié et la compassion envolés, il n’aurait rien à quoi se raccrocher.

— Dites-moi au moins où chercher ! Où habitiez-vous ? Qui étaient vos amis ? À qui dois-je m’adresser ?

Avec réticence, Kristian lui cita une demi-douzaine de noms et d’adresses.

Monk les nota, puis essaya de dire avant de partir quelque chose qui livrerait ce qu’il avait en tête. Impossible ! Il ne pouvait exprimer son envie de voir Kristian innocenté.

— Je ferai tout ce que je pourrai, finit-il par déclarer.

Kristian se contenta d’opiner de la tête.